Les tiers lieux, refuge ou révolution sociale ?

Le phénomène des « tiers lieux » a pris ces dernières années, une ampleur considérable. Lieux de lien social, de formation, d’inclusion et d’innovation, terrains d’expérimentation et d’échange culturel, espaces de travail partagé et de service au public, généralement en relation avec l’économie sociale et solidaire, les tiers lieux échappent par la diversité de leurs initiatives à toute tentative synthétique de définition ou de classement. Ils accueillent des publics intergénérationnels –avec une prédominance des 25-50 ans. Ils sont généralement tournée vers les préoccupations environnementales –le bio, les économies d’énergie, le recyclage- et recourent volontiers aux nouvelles technologies du numérique. Une originalité propre à certains tiers lieux est de s’investir dans des espaces momentanément occupés, en sachant qu’à terme ils devront être restitués –c’est le cas, notamment, pour la Ruche Denfert dans le XIVème arrondissement à Paris.

Selon l’association nationale France Tiers Lieux, il existerait aujourd’hui plus de 2500 tiers lieux qui auraient été fréquentés par plus de 2 millions de personnes. Les pouvoirs publics ont pris conscience de l’importance de ce mouvement. De grands opérateurs comme la Caisse des Dépôts ont, depuis plusieurs années, encouragé leur développement comme élément constitutif des villes intelligentes –ou « smart cities »-. De nombreuses collectivités locales ont mis des locaux et des moyens de financement –environ 50 % de leurs ressources- à leur disposition. Le gouvernement vient, lui-même, de décider de leur accorder 130 millions d’euros en les dirigeant en priorité vers 100 « manufactures de proximité » qui devront être choisies à travers une procédure d’appel à manifestation d’intérêt.

Refuge provisoire ?

A ce jour, le mouvement des tiers lieux peut paraître ambivalent. Il peut, à certains égards, apparaître comme le refuge de générations qui ne se reconnaissent plus dans la société dans laquelle elles sont obligées de vivre, voire comme une contre-société. La défiance à l’égard de dirigeants politiques qui n’assument pas les enjeux prioritaires de l’environnement et de la solidarité, l’absence, dans nos sociétés, de grandes causes, d’ambitions et d’idéaux partagés, les difficultés à se faire entendre dans un pays excessivement centralisé et de plus en plus dominé par la communication, conduisent nombre de nos concitoyens, particulièrement parmi les jeunes, à se tourner vers de nouvelles formes d’engagement, plus concrètes et à dimension plus humaine. Cette démarche, souvent courageuse, n’est cependant pas exempte de limites. D’abord, le risque de favoriser l’entre soi de personnes ayant un niveau relativement élevé de connaissances et d’aspirations culturelles, même si la volonté de partage, de service et d’inclusion est fortement présente. Ensuite, une certaine difficulté à convaincre, par la seule vertu de l’exemple, la société dans son ensemble d’affronter directement les enjeux déterminants du changement climatique, du développement technologique, de la souveraineté et de la solidarité. A terme, de ce fait, un certain danger de marginalisation.

Un mouvement avant-coureur de profondes transformations sociales ?

Mais, par sa richesse et par sa diversité, la démarche des tiers lieux peut aussi s’affirmer comme le mouvement avant-coureur d’une transformation profonde de notre société. Depuis de très nombreuses années, des mouvements se sont succédé pour tenter de bâtir, à côté de la démocratie représentative une démocratie participative faisant des citoyens les acteurs au quotidien de leur propre destin. S’appuyant sur les réflexions des « clubs », et sur les initiatives de certains syndicats et formations politiques, ce mouvement s’était développé dans les années 60-70 avant d’être relégué au second plan par la vigueur de l’affrontement droite-gauche. Aujourd’hui, avec une citoyenneté qui se cherche, avec des défis que les politiques traditionnelles ne parviennent pas à maîtriser et à sublimer, avec la montée des mouvements populistes, ce courant nouveau peut contribuer à apporter les réponses nécessaires. Mais il ne faut pas l’enfermer, ou le laisser s’enfermer. Il faut lui donner des canaux d’expression.

A côté du suffrage universel qui doit redevenir l’arbitre des choix fondamentaux, ce sont des structures participatives qu’il faut engourager à se mettre en place. Certaines collectivités s’y essaient déjà lors de l’élaboration des budgets ou avec la création d’ateliers de citoyens travaillant sur des projets d’intérêt commun. A l’échelle nationale, la volonté de raviver le plan est une bonne idée, à condition que le plan ne soit pas qu’une boîte à études, mais qu’il associe en permanence dans la réflexion et dans la recherche de solutions, l’ensemble des acteurs -professionnels, syndicats, associations, usagers- de la vie nationale. L’entreprise doit, elle aussi, intégrer ces nouveaux modes d’organisation et d’association. La question du pouvoir dans l’entreprise, abandonné aux seuls détenteurs de capitaux et, de plus en plus, au seul monde financier a été systématiquement ignorée depuis trop d’années. Prendre pleinement en compte la force de proposition et de création des différents acteurs, -chercheurs, ingénieurs, techniciens, travailleurs de tous niveaux- rendra peut-être à ces derniers les champs d’action dont ils se sentent trop souvent écartés.

C’est par notre capacité à bâtir ces nouveaux modèles d’association, de décision et de création solidaires que nous retrouverons demain le sens du collectif dont aucune société ne peut se passer. Les tiers lieux peuvent être les laboratoires et une composante majeure de cette nécessaire révolution.