De la folie de Poutine au protectorat américain

article envoyé à la presse nationale le 04/10/2022 et non retenu

L’attitude de nombreux dirigeants européens et de spécialistes de politique internationale qui ne voulaient pas croire -ou affectaient de ne pas croire- à une invasion de l’Ukraine par la Russie est aujourd’hui facilement critiquée. Cet apparent manque de lucidité résultait pourtant moins d’une mauvaise appréciation des réalités que de la volonté d’éviter un affrontement qui ne pouvait être que désastreux pour l’Europe.

C’est, en effet, une constante de tous ceux qui ont voulu soustraire leur nation, et au-delà l’Europe, à la logique des blocs héritée de la guerre froide, que d’avoir recherché tout à la fois une moindre dépendance du côté américain et un dialogue plus ouvert ave l’Union soviétique hier, avec la Russie aujourd’hui. C’était le sens de la politique de détente engagée par le général de Gaulle et généralement poursuivie par ses successeurs, le sens aussi de l’ouverture à l’Est prônée par Willy Brandt comme préalable à la réunification de l’Allemagne et prolongée jusqu’à Angela Merkel par tous les chanceliers allemands.

En se laissant entraîner dans la guerre en Ukraine, Poutine a commis une folie indigne du joueur d’échecs géopolitique qu’il prétendait être. Il a totalement sous-estimé ses propres forces, oubliant que la Russie est un pays vieillissant et que les chaines de commandement de son armée sont ankylosées depuis de nombreuses années. Il a profondément sous-estimé l’esprit de résistance des Ukrainiens, imaginant que ces derniers étaient majoritairement russophiles alors que, comme le soulignait il y a quelques mois Hélène Carrère d’Encausse, l’Ukraine a englobé au lendemain de la guerre des populations qui étaient beaucoup plus proches de la culture d’Europe occidentale. Il a également sous-estimé l’importance du soutien qu’Américains et Européens, au sein de l’OTAN ou en dehors de celle-ci, étaient prêts à apporter à l’Ukraine agressée. Il en est, dès lors, réduit à menacer de recourir à d’éventuelles représailles nucléaires, ce qui le rejette définitivement au ban des nations et le discrédite auprès de ses propres citoyens.

Quelques mois après leur débâcle en Afghanistan, les Américains apparaissent comme les grands gagnants d’une crise qu’ils avaient annoncée -voire favorisée par une succession de provocations liées notamment au rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN. Ils ont constamment soutenu la riposte ukrainienne et y ont engagé plus de moyens que l’ensemble des Européens réunis.

La situation de ces derniers s’en trouve aujourd’hui considérablement affectée. Les velléités de bâtir une défense européenne sont tout à coup largement décrédibilisées, tout le monde devant se ranger derrière le drapeau et la doctrine de l’OTAN. La sécurité énergétique de l’Europe ne dépendra plus du gaz russe mais du gaz liquéfié fourni au prix fort par les Américains. La portée des tentatives de règlementation des géants du numérique est affaiblie par des accords précipités sur les échanges de données et par les abus des lois extraterritoriales américaines. Affaiblie, la diplomatie européenne en est réduite à s’aligner sur les analyses et sur les orientations des Etats-Unis, qu’il s’agisse de l’attitude à l’égard de la Chine ou des accords d’Abraham et de leurs prolongements.

La nature de ce nouveau protectorat ne laisse pas d’être inquiétante. L’affaire Pegasus, la rupture brutale de nos contrats avec l’Australie lors de la naissance du traité AUKUS nous ont déjà montré que les dirigeants américains -sous des dehors plus courtois, Biden n’est pas moins brutal que Trump- ne reculaient jamais sur les moyens. On doit souhaiter que le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 soit rapidement éclairci pour ne pas laisser subsister le soupçon de méthodes plus brutales encore.

Il est urgent que les Européens prennent conscience de la précarité de leur situation. Ils ne doivent pas abandonner le concept déterminant de défense européenne mais tout mettre en œuvre, « quoi qu’il en coûte », pour que celle-ci ne soit pas une simple auxiliaire des Etats-Unis -largement équipée par ces derniers- mais une défense puisant ses racines dans une industrie et une recherche européennes replacées au premier rang des préoccupations. Plutôt que de se laisser enfermer dans un affrontement sans issue, ils doivent préserver les possibilités de dialogue avec la Russie -une fois que Poutine aura disparu- et avec la Chine- même si la naïveté doit faire place au réalisme. Ils doivent enfin, vis-à-vis du monde arabo-musulman, de l’Afrique et plus généralement des pays du Sud, développer une politique indépendante, attachée à apporter à ces Etats un soutien sur les problèmes majeurs auxquels ils sont confrontés, qu’il s’agisse de la recherche de solutions de paix, de l’accueil des migrants ou de la solidarité face au changement climatique.

Daniel Garrigue,

Ancien député,

Président des Français pour l’Europe.