La crise des migrants à la frontière biélorusse et les cruelles contradictions de l’Europe

La crise suscitée par l’arrivée de milliers de migrants, délibérément abusés par les autorités biélorusses, aux frontières de la Pologne et de la Lituanie, avive plus que jamais les contradictions de l’Europe.

L’Europe avait l’occasion de mettre à l’épreuve le dispositif Frontex -officiellement devenu, depuis 2016, Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Frontex a certes fait l’objet de critiques mais a le mérite de vouloir concilier la fermeté avec un minimum d’humanité à l’égard des migrants. Le dispositif pourrait profiter de l’expérience acquise lors de diverses interventions européennes, notamment en Bosnie et au Kosovo.

La Lituanie a accepté son intervention tandis que la Pologne -qui en avait, il est vrai, le droit- l’a refusée. Il est profondément regrettable qu’après avoir soutenu à l’origine le développement de Frontex, la plus grande partie des dirigeants et de la classe politique française -dominés par les échéances de la prochaine élection présidentielle- soutienne aujourd’hui la position polonaise, condamnant les migrants à la plus extrême précarité. On saluera, à l’inverse, la position de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, face au projet, soutenu par 12 Etats de l’Union européenne, de dresser systématiquement des barrières aux frontières de l’Europe.

L’autre contradiction affecte les relations entre l’Union européenne, d’un côté, la Russie et ses alliés ou satellites, de l’autre.

Une première approche, qui fut longtemps, celle du général de Gaulle et de la diplomatie française, est soucieuse du respect des équilibres et d’une certaine décrispation entre l’Atlantique et l’Oural. Les Européens ne peuvent méconnaître ni les inquiétudes historiques de la Russie -qui n’est protégée par aucun obstacle naturel contre les offensives venues de l’Ouest-, ni ses frustrations -depuis l’éclatement de l’ « Empire ». Connaître et reconnaître les préoccupations et les fantasmes de la Russie facilite le dialogue et permet aussi de cerner rapidement le point à partir duquel la fermeté devient indispensable. Le protocole de Minsk qu’il conviendrait aujourd’hui de réactiver, se situait dans une telle démarche.

L’autre attitude, trop longtemps encouragée par les Etats-Unis et par l’OTAN, est de s’inscrire dans une logique de blocs et de tenter d’étendre en permanence la sphère d’influence occidentale, fût-ce au prix de provocations. On le vit notamment lorsque la Géorgie et l’Ukraine furent encouragées à rejoindre l’OTAN, initiatives auxquelles s’opposèrent à juste titre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy.

Situés en première ligne, la Pologne et les Pays Baltes adhérent spontanément à cette démarche. Il est significatif que, plutôt que de rechercher le soutien de leurs partenaires européens, ils réclament aujourd’hui la mise en œuvre de l’article 4 du traité de l’OTAN -qui permet de demander des consultations entre l’ensemble des membres de l’Organisation si la sécurité de l’un d’eux est menacée. Peut-être, il est vrai, veulent-ils aussi tester la détermination des Etats-Unis à leur égard, -ce qui, à terme, les conduira, sans doute, à évoluer.

Ces oppositions montrent clairement la difficulté de bâtir dans l’immédiat une autonomie stratégique susceptible d’être partagée par tous les Etats de l’Union européenne.

Cette ambition est une ambition nécessaire, et pour tout dire, incontournable, si l’on veut que l’Europe soit un jour une réalité. Mais elle suppose que soient maîtrisés trois préalables :

  • D’abord, des orientations et des choix de politique étrangère partagés par un nombre suffisant de partenaires pour constituer le coeur ou la « boussole » d’une véritable politique européenne. Aucun concept stratégique ne peut être bâti sans partir d’une analyse partagée des enjeux internationaux. L’une des conditions est que les Européens comprennent que, sur de nombreux points, leurs intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des Etats-Unis, voire même qu’ils peuvent parfois leur être opposés.
  • Ensuite, la maîtrise des conditions d’une politique et d’une défense indépendantes. Jusqu’à présent, l’Europe ne s’était que très superficiellement souciée de ces enjeux. La France qui avait dû conduire un effort technologique considérable pour se doter de la force nucléaire stratégique a sensiblement ralenti son effort de recherche depuis le milieu des années 2000. L’investissement que les Européens devraient désormais engager pour rattraper leur retard technologique-particulièrement, dans le domaine du numérique et, peut-être aussi, dans le secteur spatial- est considérable. On doit reconnaître au commissaire européen français Thierry Breton, le mérite d’avoir mis l’accent sur ces prérequis indispensables si l’Europe veut atteindre un seuil minimum de puissance.

Sur le plan économique et financier, il conviendrait également que l’Europe affiche une détermination commune pour affronter ou contourner les législations extraterritoriales, -celles des Etats-Unis et, éventuellement, de la Chine -qui tendent à paralyser leurs relations avec les Etats tiers, tels que l’Iran.

  • Enfin, la montée en puissance de forces armées qui ne peuvent se limiter à une force d’intervention ponctuelle mais qui doivent être en mesure de répondre à l’extrême diversité des scénarios de crise et de guerre. A ce jour, seule la France dispose d’une panoplie de forces à peu près complète, mais elle ne peut, à elle seule, gérer une crise majeure. Il est donc indispensable, sur cet enjeu également, que nous-mêmes, ou l’Histoire, convainquions nos partenaires d’évoluer.